Textes de Denys l’Aréopagite[1]

Copyright 2011 Dominique Tronc

Ce Bien, les saints théologiens le célèbrent aussi en l’appelant Beau, Beauté, Amour, Aimable, et de tous autres noms divins convenant à cette fraîcheur qui est source de beauté et pleine de grâce. Assurément il ne faut pas confondre « beau » et « beauté » dès lors du moins qu’on ne considère pas cette Cause qui réunit tout en un; en tout être nous distinguons en effet participation et participé, appelant beau ce qui a part à la beauté et beauté la participation à cette cause qui fait la beauté de tout ce qui est beau. Mais s’il s’agit du Beau suressentiel, on l’appelle aussi Beauté, à cause de cette puissance d’embellissement qu’il dispense à tout être dans la mesure  propre à chacun, et parce qu’à la façon de la lumière il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de lui-même, parce qu’enfin il appelle tout à lui - aussi le nomme t-on beau  - et qu’il rassemble au sein de soi-même tout en tout. Mais si on le nomme Beau, c’est en ce sens qu’ensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté, qu’il demeure éternellement beau, d’une beauté identique à soi-même et constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il n’est point beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les points de vue, les lieux ou les façons de le considérer, mais bien plutôt d’une beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant d’avance en soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté.

Car dans cette nature simple et merveilleuse, commune à tout être beau, il n’est beauté ni beau qui ne préexiste sous forme unique comme en sa cause. C’est cette Beauté qui donne à chacun d’être beau selon la proportion qui lui appartient, c’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres et qu’elle les conserve en leur donnant l’amoureux désir de leur propre beauté. (...)

Ainsi cet Un tout ensemble beau et bon est cause de toute la pluralité des beaux et des biens. C’est grâce à lui que toutes choses subsistent dans leur essence, qu’elles sont unies et distinctes, identiques et opposées, semblables et dissemblables, que les contraires communient et que les éléments unis échappent à la confusion. C’est grâce à lui que les supérieurs exercent leur providence, que les égaux se lient les uns aux autres, que les inférieurs se convertissent, que tout conserve immuablement unicité et stabilité. Et grâce à lui encore que, selon son mode propre, tout communie à tout, que les êtres sympathisent et qu’ils s’aiment sans se perdre les uns dans les autres; que tout s’harmonise, que les parties concordent au sein du tout et se lient indissolublement les unes aux autres. (101-102).

L’âme elle aussi se meut. Elle se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau-et-Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin. (102).

Ainsi tout tend vers le Beau-et-Bien, il est l’objet de tout désir amoureux et de tout amour charitable. C’est à travers le Beau-et-Bien, à cause du Beau-et-Bien que les êtres sont mutuellement amoureux les uns des autres, que les inférieurs se tournent vers les supérieurs, que ceux de même rang s’unissent à leurs semblables, que les supérieurs exercent leur providence à l’égard des inférieurs, chacun s’attachant en outre à son être propre et se conservant soi-même, et c’est parce qu’ils tendent tous ensemble vers le Beau-et-Bien qu’ils réalisent et décident leurs actes et leurs vouloirs. Osons dire plus encore; en toute vérité, c’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Etre bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement. (104).

De l’amour (Dieu) est la cause et, en quelque façon, le producteur et l’engendreur. Digne d’amour, il l’est par lui-même. C’est l’amour qui le meut et c’est parce qu’il est digne d’amour qu’il meut les autres; en sorte que tout ensemble à partir de soi-même et en direction de soi-même, il est promoteur et moteur. C’est pourquoi on l’appelle à la fois Aimable et Désirable, parce qu’il est Beau-et-Bon, Désir et Amour parce qu’il est une puissance qui meut et qui entraîne vers lui. Car, seul, il est absolument et en soi Beau-et-Bon, c’est lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même, bienfaisant procès de l’Unité transcendante, mouvement simple d’un amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même; qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui grâce au Bien, à partir du Bien, au sein même du Bien et en vue du Bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique  à soi-même et conforme à son identité, ne cessant ni de progresser ni de demeurer stable ni de revenir à son état premier. (...)

Par désir amoureux, qu’on parle de celui qui appartient à Dieu, ou aux anges ou aux intelligences ou aux âmes ou aux natures, nous entendons une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l’échelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au-dessus d’eux.

De l’amour unique dépendent toute une série de désirs amoureux dont nous avons recensé l’ordre, disant tour à tour  quelles sont les connaissances et les puissances de ces désirs, qu’ils appartiennent au monde ou qu’ils ne soient pas de ce monde, en quoi excellent, selon la raison qu’on a donnée, les ordres et les hiérarchies des désirs intelligents et intelligibles, parmi lesquels, dominant tous les amours parfaitement beaux et appartenant à l’ordre intelligible, ceux dont le mouvement est spontané et qui sont réellement divins constituent l’objet propre de nos louanges. Il nous reste maintenant à ramener tous ces désirs à l’Amour qui les contient tous en son unité; partant de cette pluralité, réunissons et rassemblons tout désir amoureux dans Celui qui est leur père commun, et pour cela réduisons d’abord à deux l’ensemble des puissances érotiques, sur lesquelles règne, de façon absolue, en tant que fondement primitif, la Cause insaisissable de tout désir amoureux, transcendant elle-même à tout désir amoureux, objet suprême vers quoi tend l’amour de tout être quel qu’il soit, conformément à sa nature propre.

Mais ramenons derechef toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une Puissance simple, productrice d’union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-même. (109-110).

Mais la manière de connaître Dieu qui est le plus digne de lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là-haut dans l’insondable profondeur de la Sagesse.  Il n’en reste pas moins, comme je l’ai dit, que cette Sagesse est connaissable à partir de toute réalité. Car elle est elle-même, selon l’Ecriture, la fabricatrice universelle, l’ordonatrice perpétuelle et universelle, la cause de l’harmonie et de l’ordre indissolubles. Car elle unit perpétuellement l’achèvement de ce qui précède au principe de ce qui suit et c’est elle qui produit avec beauté la sympathie et l’harmonie unique de l’univers entier. (145).

Quiconque, en effet, s’est uni à la Vérité, sait bien qu’il marche sur la voie droite, même si la foule le rappelle à l’ordre, prétendant que c’est elle qui échappe au domaine de l’erreur, grâce à la vérité de la vraie foi. Pour sa part, il a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable l’a délivré tout au contraire de la fluctuation instable et mobile à travers les multiples variations de l’erreur. (146).

Le but de la hiérarchie est donc de conférer aux créatures, autant qu’il se peut, la ressemblance divine et de les unir à Dieu. Dieu est pour elle, en effet, le maître de toute connaissance et de toute action, elle ne cesse de contempler sa très divine bonté, elle reçoit son empreinte autant qu’il est en elle, et de ses sectateurs elle fait elle-même de parfaites images de Dieu, des miroirs d’une pleine transparence et sans taches, aptes à recevoir le rayon du Feu fondamental et de la Théarchie, puis ayant saintement reçu la plénitude de sa splendeur, capables ensuite, selon les préceptes de la Théarchie, de transmettre libéralement cette lumière même aux  êtres inférieurs. (...)

Ainsi donc, qui parle de hiérarchie entend par là une certaine ordonnance parfaitement sainte, image de la splendeur théarchique, accomplissant, grâce à l’ordre sacré de ses rangs et de ses savoirs, les mystérieuses opérations de sa propre illumination, et tendant ainsi, autant qu’elle le peut sans sacrilège, à ressembler à Celui qui est son propre principe. Car, pour chacun des membres de la hiérarchie, la perfection consiste bien à tendre, autant qu’ils le peuvent, vers l’imitation de Dieu, voir même, selon la parole de l’Ecriture, les « coopérateurs » de Dieu, a manifester enfin en eux-mêmes, autant que la chose est possible, le reflet de l’acte divin.

Si par exemple, l’ordre hiérarchique impose aux uns de recevoir la purification, aux autres de purifier, aux une de recevoir l’illumination, aux autres d’illuminer, aux une de recevoir le perfectionnement, aux autres de parfaire, chacun imitera Dieu selon le mode qui convient à sa fonction propre. (196-197).

Et il convient ... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres  et capables par elles-mêmes  tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes; que ceux enfin dont l’office est de parfaire, habiles dans l’art de répandre la perfection, perfectionnent les parfaits par une très sainte initiation à la science des saints initiés. (198).  

 



[1] Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aéropagite, trad. Maurice de Gandillac, Aubier, 1943.

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